[Mission] Une promenade de santé

Adossé au mur dans une attitude nonchalante à l'extrême, monsieur Quin, vêtu de façon chique mais largement démodée, observait la salle et ses occupants d'un oeil maladif et néanmoins des plus attentifs, gratifiant à l'occasion ses potentiels futurs ex-collègues d'un sourire fané à la dentition douteuse. Quel belle compagnie avait-il là...
Le bureau d'accueil semblait toujours désert. Après avoir attaché un bouton de son veston, il se désolidarisa du mur pour porter ses pas vers ledit bureau, et y jeter un oeil de plus près, espérant y trouver quelques effets féminins. Il était toujours plus agréable d'avoir à parler avec une femme, Quin aimait joindre l'utile à l'agréable, et plus que cela, ne pouvait concevoir l'utile sans l'agréable.

N'est utile que l'agréable, qui verse dans mon âme une liqueur subtile... Commença à murmurer le pseudo poète sans achever sa pensée.

Son regard chafouin balaya le bureau tandis que ses doigts, dont les ongles étaient parfaitement entretenus, dansaient en silence sur le bord du mobilier. Lorsqu'enfin il fut lassé de contempler le plan de travail, il se détourna en sifflotant et s'approcha des deux gardes pour les observer de près sans cesser de siffler, puis, finalement, revint vers les deux autres hommes qui attendaient.
Le poète se fendit d'un sourire cordial - et pas frais - pour leur adresser enfin la parole en gesticulant théâtralement :

Messieurs je suis à vous dans un instant ! Quelques formalités administratives m'attendent avant de pouvoir vous emmener en promenade. Cet endroit est assurément des plus oppressants pour vos âmes captives et vos esprits inspirés !

Observant tour à tour chacun de ses deux interlocuteurs, il continuait à exhiber son anarchique dentition en tendant la main à l'un des deux individus :

Je me nomme Quin, Shez Quin, écrivain et poète.

Le temps semblait comme suspendu dans le petit hall d'accueil, tandis que l'un des gardes qui avait tenté d'empêcher Djones de fumer son infecte cigare discutait à un interphone tout en lorgnant ce dernier d'un oeil.
Du bruit derrière le comptoir. Une jeune femme 90/60/90 s'y présenta dans un grand sourire, des mèches de ses longs cheveux brins lui retombant devant des yeux azurs. Une blouse blanche descendant jusqu'à mi-cuisse - ce qui, bien sûr, n'était visible que pour une personne se trouvant derrière le bureau - complétait le tableau.
Elle fit une moue charmante du bout des lèvres avant d'articuler :

Messieurs ? Vous êtes là pour l'embauche ? Le Directeur vous attend, prenez le couloir que vous voyez là-bas, présentez-vous au garde et il vous emmènera à son bureau.

Nouveau grand sourire. Décidément, ce directeur savait choisir son personnel, quoiqu'elle ressemblait fort bien à une potiche. Le genre qui croit qu'un suppositoire se prend par voie orale...
Quoi qu'il en soit, d'un long bras fin, elle désigna le gardien ayant parlé à l'interphone. A coté de lui, une sorte de sas et visiblement, un étrange détecteur surmonté d'un écran, qu'un deuxième garde surveillait.
Il ne fallait pas oublié que l'on se trouvait ici dans un asile de haute sécurité. Ce n'était pas de simples dépressifs qui se trouvaient en ces lieux. Mais quelques-uns des déviants et malades les plus atteints de la planète...

Le professeur Djones s'approcha du garde en faction vêtu de blanc de la tête aux pieds. Même son plastron et son casque étaient d'un éclat aveuglant, jusqu'à la lourde matraque sensorielle qui pendait à sa ceinture. Le gardien jeta un oeil à son collègue, lequel lui rendit un regard lourd, alors que sa tête balançait de gauche et de droite. D'une voix grave, l'agent de sécurité, se retournant vers l'archéologue, fit rouler des paroles autoritaires :

- Très bien. Déposez vos armes dans cette caisse.

Ce disant, il lui tendit une sorte de petit casier, semblable à ceux qui se trouvent dans les coffres-forts. Avec comme un petit sourire de revanche. Peut-être n'avait-il pas aimé la réaction du professeur quant à l'interdiction de fumer dans un lieu médical - en principe - aseptisé ?
Un autre homme se tenait derrière. L'air BCBG. A ses paroles, il venait également pour l'embauche. D'un geste, le garde lui fit signe d'attendre et lui montra qu'il était déjà occupé à retirer les armes de l'archéologue.

- Bonjour. Si vous voulez gagner du temps, déposé vos éventuelles armes dans ce casier, là-bas.

Et il lui désigna un caisson resté à coté de son collègue, derrière son étrange machine. Ce-dernier, d'ailleurs, poussa le tiroir en question de 2 cm pour attirer l'attention de l'homme de loi.

Vers le secrétariat, une toute autre scène se déroulait. Une superbe femme affichait un air dégouté face au répulsif qui se trouvait en face d'elle. Il faut dire que l'écrivain possédait un physique particulièrement ingrat et peu engageant. Elle eut un mouvement de recule lorsque celui-ci se dirigea vers le comptoir et s'adressa directement à elle. Puis, une étincelle d'incrédulité vibra dans ses pupilles, avant qu'elle ne fit un pas, puis un autre, s'approchant de son interlocuteur, les yeux grands ouverts, un petit sourire se dessinant sur ses lèvres joliment gonflées et habillement maquillées.
Le passage du poème l'acheva. Elle, totalement néophyte dans le domaine de l'art de l'écriture mais particulièrement vaniteuse, était désormais assise dans sa chaise un bras reposant sur son bureau, l'autre tenant sa tête qui ne perdait pas une miette de ce qui sortait de la bouche de cet orateur. Dans un petit soupire, elle ponctua le monologue du poète par un ravissant :

- Que c'est beau ce que vous dites... C'est de vous ? Non, vous avez du prendre ça dans un livre...

Quelle petite conne...

Le poète naufrager s'empressa de se saisir de la perche qui lui était tendue par cette dame qui succombait manifestement au charme de son oration. Il tira une main grêle dans ses fins cheveux.

Vous avez vu juste, ces mots ne sont pas de moi, puisque c'est vous qui me les inspirez.

En prenant appui sur le meuble qui le séparait physiquement de la réceptrice, il passa à un tout autre sujet :

Dites moi donc, quel genre de personne dirige les ressources humaines ici ? A en juger par votre présence, il a un goût des plus sûrs ou une chance des plus scandaleuses...

Le bonhomme avait visiblement décidé de sonder un peu le personnage qu'il aurait à rencontrer dans les minutes à venir. Ce travail était une occasion en or qu'il ne fallait pas gâcher. Son futur roman, « Bientôt, la mort », serait bientôt enrichi par un vécu des plus excitants. Oui, ce roman saurait tirer des entrailles de ses lecteurs la substantifique moelle de la folie et de l'angoisse.

Quin hochait la tête doucement en imaginant son futur succès. Et avant même que la réceptionniste ne puisse lui répondre au sujet du directeur des ressources humaines, il se lança dans un succinct discourt qu'il aurait tout aussi bien pu réserver pour les minutes qu'il passerait dans le bureau du directeur :

Je ne crois pas en la folie, mais je crois... en la détresse, oui, en la détresse humaine. La vérité trouve un écho différent en chacun de nous, chez les malades mentaux comme chez les individus sains. Je suis persuadé qu'ignorer cela revient à se priver de la possibilité de comprendre les patients...

De la détresse humaine, monsieur Quin n'avait cure, c'était certain. Elle n'était pour lui qu'un terreau qu'il convenait de labourer au couteau pour y faire germer la flore de la création, une flore terrible qui devrait un jour toucher le ciel.

Qu'en dites-vous ?

Il était fort à parier que la greluche n'émettrait pas d'opinion, ou pire encore, qu'elle avance ses idées propres. Ce qui intéressait le gringalet était avant tout l'opinion du chef de la maison, dont il espérait que les réceptionnistes aient eu vent un jour ou l'autre.

Le garde qui vous faisait face vous scruta un long moment avant de reporter son attention sur le papier que vous lui aviez tendu. Finalement, dans un reniflement discret, il fit disparaitre votre revolver de poche dans une petite caissette, qui prit place dans le mur juste derrière lui. De l'extérieur, impossible de savoir que cette cloison était en réalité un réseau de coffre-fort miniature. Ah, la technologie !

- Z'êtes en règle. Suivez le corridor, au fond à gauche.

D'un hochement de tête, le gardien vous fit comprendre qu'il en avait fini avec vous et désirait que vous vidiez les lieux. Un vrai butor, quoi, le genre "j'ai fait mes classes dans les commandos".
Si Goguerde décidait de céder aux paroles de son interlocuteur, en passant le sas, il découvrirait un couloir d'un blanc aseptisé, long d'environ 20 mètres. Quelques portes de part et d'autre portant des numéros de 1 à 10 venait casser le ton uni par de petite touche de brun. Au fond, le corridor se scindait en deux de manière perpendiculaire : sur la gauche, un gros panneau indiquait "Bureaux - Direction" et un autre "Internement". Il convenait de choisir le bon chemin...

Vers le secrétariat, une toute autre scène se déroulait, aux antipodes des préoccupations d'un avocat en bois brut. Et les paroles qui faisaient vibrer les lèvres du poète commençaient à produire un joli effet rougeâtre qui tentait le fond de teint de la demoiselle. Enfin, jusqu'à son passage sur la folie... La secrétaire fronça ses sourcils noirs, scrutant à nouveau cet épouvantail qui venait lui faire la petite leçon de moral. Finalement, elle secoua la tête.

- Non Monsieur, vous vous trompez. Ici, il n'y a que de la folie ! Ils sont tous complètement "à la Strasse", tous parfaitement dément ! Des malades, on les soigne, mais ceux-ci... On ne peut rien faire pour eux ! Oh certes, ils ne sont pas tous dangereux. Et la plupart sont dangereux pour eux-mêmes. Mais... Quand on croise leur regard... On a l'impression qu'ils cherchent à nous jeter un sort et à nous attirer pour nous faire plonger avec eux dans leur folie...

Un frisson. Un mimique de dégout sur les lèvres rouges. Puis la blonde s'assit à son bureau, sortant des dossiers et scrutant son ordinateur.

Recadrage, direction le sas d'entré à proprement dit et sa mini-douane. Après avoir affirmé qu'il en prendrait soin d'un ton monocorde, habitué à ce genre de rengaine et avoir rangé l'arme antique dans un coffre placé dans le mur, le gardien répéta ce qu'il avait signalé à l'avocat. Au fond du couloir à gauche. Et il fit signe au Professeur Djones de passer.
Une sonnette d'alarme retentit.

- Je vous ai demandé "toutes" vos armes, Monsieur Djones.

Et tendant un index accusateur, le garde, rapidement rejoint par deux collègues, pointa le fouet neutronique qui dépassait d'un ou deux petits centimètres entre les habits de l'archéologue. Visiblement, ils avaient bien l'air décidé à appliquer la même procédure pour tous les visiteurs de l'établissement. Norme de sécurité oblige...

Le professeur afficha un sourire satisfait quand le garde s'empara de son revolver. Enfin pas si satisfait que ça : après tout, il se retrouvait sans son précieux flingue, qui lui avait si souvent sauvé la vie. Et généralement, c'était en ôtant celle des autres. Djones n'avait pas de remords : ceux qu'il avait tués n'étaient que de la racaille. Que ce soient des pilleurs de tombes, des trafiquants d'objets d'art ou autres, il ne méritaient pas de fouler le même sol que Henry. Ceux qui ne respectent pas l'art et l'archéologie ne méritent rien d'autre qu'une bonne décharge de revolver entre les deux yeux.
Henry commença à passer le portique quand une sonnerie retentit. Djones savait très bien ce que ça voulait dire.

*Damned....*

Deux autres gardes virent rejoindre leur collègue. Le premier garde pointa du doigt le fouet neutronique en disant à Djones de leur donner. Le professeur analysa la situation : bien qu'il mourait d'envie d'expédier un direct dans le nez du garde, ce n'était pas la chose à faire. Les gardes devaient être équipés de teasers ou de bâtons électriques. Djones n'aimait pas trop ça. Il dégrafa donc son fouet et le donna au garde avec un sourire mauvais. Puis, sans se retourner, il entra dans le long corridor et marcha jusqu'au fond de celui-ci. Henry remarqua que l'avocat était déja posté devant la porte. Djones le rejoignit, sans lui parler.